On est accueilli au potager normand d’Alain Passard comme des amis, avec une cérémonie de tartinage de rillettes de porc à l’oseille. Même pour une simple tartine, on observe que ses gestes sont d’une précision ultime, au millimètre. On a la sensation qu’il vit chaque geste très intensément.
« Il est totalement absorbé par sa cuisine, presque en transe » dit de lui Christophe Blain dans sa BD. Vu et approuvé !
C’est assez irréel de se retrouver comme ça dans la maison de l’un des plus grands chefs trois étoiles du monde & roi du légume, pour découvrir sa cuisine, de la source du potager à l’assiette.
Comme la cuisine est ouverte, on a le droit d’aller zieuter dans les casseroles : les panais sont en train de rôtir dans le beurre et la poularde commence à avoir une peau bien dorée.
On remarque ensuite les cagettes de légumes du potager déposées près des fourneaux contenant les légumes bruts avant de passer dans les mains de l’artiste.
Il nous explique qu’il fait d’abord un tableau à cru avant le plat et qu’il cherche toujours une belle harmonie de couleurs : « Avec les couleurs, je ne me trompe jamais, c’est un axe de créativité ». En gros, les fruits et légumes d’une même couleur vont souvent bien ensemble en terme de goût.
Ses légumes, il les contemple, les admire, les respecte et rien n’est impossible pour Alain Passard : marier la betterave à la mûre ou la poire à l’aubergine fumée, il adore les mélanges inédits. Son plus grand bonheur, c’est de trouver un nouveau mariage heureux.
Et quand je lui demande quelle est sa saison préférée, la réponse est simple : « chaque saison est un rendez-vous avec de nouveaux légumes. »
Charmant et charmeur, on découvre un homme très généreux qui veut faire passer le meilleur des moments. On sent la passion, voir l’obsession du geste. Un geste ferme et précis : le tartinage de rillettes, c’était un grand moment mais je me souviens aussi de son profil de rôtisseur dans la découpe de la poularde, exécutée comme un chirurgien.
« Le toucher, c’est peut-être le sens que je préfère, peut-être même avant le goût. »
Après une balade dans l’immense domaine et un tour dans le potager avec le jardinier qui utilise l’espace comme un gigantesque laboratoire d’expérimentations, on se retrouve au coin du feu en chaussettes mouillées (à cause de la boue du potager) avec Passard qui contemple la flamme avant d’envoyer les homards au cœur du brasier. On se met ensuite à table pour goûter les homards cuisinés au chou grillé et sauce au vin jaune.
Le chef tient son attirance pour la flamme de Louise, sa grand-mère cuisinière qui lui parlait du chant du feu : « cette école du feu, elle me l’a laissé pour toute la vie ».
Il violente ensuite les Saint-Jacques en les flashant à même la coquille sur la grille de la cheminée.
On est ici en Normandie, mais il a trois potagers pour trois terroirs : ici dans l’Eure (sol argileux), dans la Sarthe (sol sableux) et un verger dans la baie du Mont St-Michel. Les jardiniers d’Alain font des essais avec le même légume sur ces trois sols aux climats différents : ça donne par exemple trois navets aux goûts tout sauf similaires. Alain Passard goûte et analyse et choisi ensuite le sol adapté à chaque légume, chaque variété.
Ses temps ont changés : dans les années 90, Alain Passard était un rôtisseur. On venait à l’Arpège pour les pièces de viandes et son idée de coudre un demi poulet avec un demi canard pour former un nouvel animal, témoigne bien de son âme de carnivore.
Mais en 1998, c’est la rupture avec le tissu animal et il décide de tout changer pour mettre le légume au centre du monde de l’Arpège et de son monde à lui.
Le chef ne voulait plus que les légumes soient des figurants aux côtés des poissons ou des côtes de bœuf.
Mais finalement, son passé de rôtisseur fait toujours parti de sa cuisine car il a mis son école du feu au service du légume : on peut griller, flamber, rôtir, cuire en croûte de sel un légume. Il a juste tout chamboulé pour faire passer les légumes de seconds rôles à têtes d’affiche comme par exemple avec son fameux faux tartare où la betterave remplace la viande : l’illusion est parfaite.
« Je veux faire du légume un grand cru. »
On déguste entouré d’un Passard chaleureux qui explique et partage ses secrets de recettes, ses anecdotes et qui veut avant tout nous régaler : le moment est suspendu.
On a l’impression qu’il s’émerveille devant chaque produit : il sent, il tâte, il contemple, il inspecte et réfléchit. C’est impressionnant de le voir à l’œuvre, comme aspiré par son œuvre.
Sa tarte aux pommes, c’est le bouquet final. Enroulées en ruban comme des boutons de roses, les pommes sont confites et caramélisées aux cristaux de sucre de berlingots. Une petite merveille.
Alain Passard, c’est un grand chef qui fait une grande cuisine, mais qui la fait simplement avec des produits bruts de la nature respectés et sublimés, les bonnes cuissons, la bonne huile d’olive ou la bonne vinaigrette, les bons goûts de la nature en somme.
On essaye de photographier le moment, d’enregistrer les paroles de l’artiste, et on se rend bien compte qu’on est en train de vivre un grand moment.
En chaussettes devant la cheminée avec Passard, c’était mythique. Les tartines de rillettes, aussi. La cuisine, c’est ça : des souvenirs.
« A 14 ans, j’ai choisi d’être cuisinier. Je n’ai jamais changé d’avis. »
Déjeuner dans les potagers à réserver via la newsletter des paniers d’Alain.
A lire : la bande dessinée « En cuisine avec Alain Passard » de Christophe Blain.
A regarder sur Netflix : l’épisode Chef’s Table France sur Alain Passard.
Un grand merci à mes parents pour la surprise, à ma maman qui a su garder le secret pour nous guider jusqu’au potager avec une adresse dans une enveloppe. Un très grand moment partagé.
Marie